Résumé du premier livre du Dr Georges Pélissier 336 p, 260 illustrations.
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Résumé du premier livre du Dr. Georges Pélissier 336 p, 260 illustrations.
À qui veut découvrir dans une vie tourmentée et une âme bien disposée, l’heureux concours de la nature et de la grâce par une évidente bienveillance divine, je recommanderai la lecture des « SOUVENIRS ET CHRONIQUES D’UN CHIRURGIEN RAPATRIE ». de notre ami Georges Pélissier.
Certes, nous retrouvons ces Français d’Algérie, plus Français que bien des Français de la métropole, qui firent de cette terre une magnifique province française, fleuron de la colonisation—bien que laïque hélas !— Son massacre, sciemment programmé, nous fait pleurer, mais, plus intimement, l’auteur témoigne, au fil d’une chronique de près de soixante-quinze ans, de la nécessité et du bienfait de s’attacher à des maîtres dignes de ce nom.
À l’encontre de tout l’individualisme moderne, cette vérité bien illustrée touche profondément.
À différentes étapes de sa vie, l’auteur en aima, en adopta trois qui, tous, en ascension continue, lui transmirent le meilleur de ce qu'ils avaient, de ce qu'ils étaient :
- le premier, les vertus de sa race ;
- le deuxième son art ;
- le troisième, l’altissime, sa paternité spirituelle et l’épanouissement de la vie mystique.
Trois maîtres et un amour salvateur – pour son épouse – qui fut le bonheur de toute sa vie et l’ouvrit sur des réalités divines.
Si l’auteur, avec une précision digne de son scalpel de chirurgien, plonge dans son ascendance, c’est pour en dégager les vertus burinées au cours des siècles et des terroirs variés de la France, et même d'Espagne ! qui composèrent les « trésors obscures de son enfance », comme il les appelle.
Ses ancêtres sont des gens modestes chez qui les vertus naturelles, le sens du travail, le sérieux de la vie compensent l’absence de toute religion : anciens quarante-huitards exilés, libre penseurs, ils vivent en dehors de l’univers spirituel mais donnent l’exemple d’une vie laborieuse, droite et digne.
Le portrait de son grand-père Pélissier résume les vertus qui ont constitué l’équilibre mental et moral du jeune enfant qui naît en 1927, à Guyotville (à 15 km d’Alger) :
« Avec sa droiture d’esprit absolue, son altruisme, sa bonté, sa tempérance, il était mon permanent modèle à penser » (p, 43 )
En l’absence du père —ce sont des secrets de famille dignement enfouis— celui-ci fut son vrai père et éducateur.
Les souvenirs du jeune enfant puis de l’adolescent font revivre, toujours minutieusement, une famille qui réunit plusieurs générations sous le même toit ou de la même ville, le quartier avec ses « gens d’état », ses rues, ses fêtes, sous le grand soleil algérois ! Puis c’est l’école primaire, sans racisme au milieu de camarades pas toujours recommandables, où s’impose le respect du maître : c’est lui qui dispense les bases incontestées de l’enseignement qui fit la gloire des instituteurs français de part et d’autre de la Méditerranée.
L’enfant est travailleur : réservé mais volontaire, il veut être médecin et il a la conviction intime de l’être un jour. À cette école, il apprit aussi sans masque les réalités de la vie. Il y conservera son innocence, sans naïveté ni ignorance.
Puis on le suit dans ces grands établissements – le lycée républicain – qui fabrique des bacheliers patentés, bien laïques.
Durant toutes ces années, jamais la question religieuse ne se pose à lui. Il avoue sa tranquille indifférence jusqu’en première où le programme de français lui fit étudier le fameux pari pascalien qui tend à montrer aux incroyants qu’en pariant pour l’existence de Dieu, ils n’ont rien à perdre, mais tout à gagner.
Ce sera une pierre d’attente… Sorti bachelier en 1945, il commence alors ses études de médecine, longues années de préparation au concours d’externat, puis d’internat, qui le passionnent et le remplissent d’admiration pour la qualité des études et la valeur des patrons.
C’est à l’un d’eux qu'il s’attachera pour la vie entière : ce fut son deuxième maître, le Professeur Pierre Goinard, grand patron, grand français, grand catholique. Il se souvient :
« Il est difficile d’exposer en un mot le caractère du patron. Quel mélange étonnant de son traditionalisme et de son affût de toute acquisition nouvelle, ayant l’habitude de tout transcrire sur le moindre morceau de papier, pensée lui venant à l’esprit ou appréciation d’un document nouveau, de son catholicisme acquis par l’éducation paternelle mais de ses recherches ésotériques, de sa stricte apparence extérieure et de son délicat et formidable amour conjugal, de sa puissance de grand patron et de son attachement à certains, dont il peut apprécier une supériorité, et s’y plier. Quel sens de la hiérarchie sans le moindre racisme, quelle aristocratie en toute humilité, se penchant au niveau des humbles et des basses besognes, quel courage et quelle conviction, tout en sachant être indulgent, quel homme capable d’une profonde amitié, tout à la fois poète et pragmatique, impétueux et raisonnable » (p171-172)
Catholique ? C’est qu’à cette époque est intervenue la rencontre décisive de celle qui sera sa femme, très pieuse, et qui lui fit découvrir, d’un même mouvement, l’amour conjugal et l’amour de Dieu. Une semaine avant son mariage, il recevra le baptême.
Il est beau, émouvant ! de lire sa profession d’amour passionné pour elle, leurs deux voix reconstituant leur commune ascension spirituelle. Ces pages (p 119-120) sont solennelles parce que chacun se sent élevé au-dessus de soi-même, restant modeste dans la contemplation émerveillée du don reçu gratuitement :
« Lui : Le départ de ma foi fut ton fait. C’est par toi que j’ai pris connaissance de ses évidences, de tout ce qu'il y a d’ordonné dans le monde, grâce à un Être dirigeant supérieur, et ma raison a basculé. Ma gêne s’est estompée, pour faire pénétrer dans mon esprit le mystère de la Trinité, le rôle capital de la venue du Christ, de ses manifestations qui asseyent la foi : Noël, Pâques, Résurrection, Ascension, retour permanent du Christ dans l’Eucharistie. Je me souviens des explications avec le père Avignon, dans son bureau et, lorsque je fus baptisé, de ma foi globale et sans la moindre réplique. Mais si elle n’était pas venue en moi comme chez Saint Paul, je croyais instinctivement, du plus profond de mon être, en cette religion la seule au monde publiquement et officiellement déclarée, aux sources indiscutables.
« Elle : Ce que tu me dis là, je l’ai bien vécu avec toi, et sache que j’ai été dès lors la plus heureuse jeune fille que je pouvais devenir.
« Lui : Je le sais bien, mais je crois que ces premiers évènements, qui m’ont perturbé, faisaient partie d’un plan. Ma foi s’est affermie avec l’âge, avec mes lectures, avec le rôle fondamental de monsieur Goinard entre 1956 et 1962, avec ma prise en mains par l’abbé Georges de Nantes, mon maître incontesté depuis 1964. Et c’est bien une illustration de ce qu'il appelle l’orthodromie, l’évolution inexorable entre les mains de Dieu de la pensée et de la religion de l’homme, jusqu’à sa venue sur terre le jour de Noël, vers le christianisme, et son rôle permanent dans notre histoire catholique et royale. Pour chaque âme de bonne volonté, peut être âme choisie, l’évolution se fait inexorablement dans le même bon sens. J’étais si mal parti dans ma vie, malgré mes mérites. Ai-je viré par volonté ? ou t’ai-je si violemment aimée, par une passion qui me déborde toujours, pour être guidé, au début, dans le seul chemin de la Vie ? » (p 119)
Âme du foyer, elle se montrera la collaboratrice intelligente, discrète, toujours dévouée de son mari. Durant les longues années studieuses de leurs fiançailles, elle sera son meilleur soutien.
Donc, sous la gouverne du professeur Goinard, chez lequel il est interne, il acquiert son art : « Nous serons ainsi marqués, Pégullo et moi, par un certain style opératoire, alliant la dextérité à la sûreté, la beauté par la cadence des gestes simples recherchant la rapide efficacité, sans aucun temps perdu, utilisant les instruments mais aussi mains et doigts dans les cas difficiles, sans faire fi d’une certaine improvisation dans les cas inhabituels, toujours dans le respect du seul but à atteindre. Et plus tard, devant le caractère précis de notre spécialité, notre maître saura s’effacer et nous aider, dans une admirable complémentarité. Parfois, il s’abandonne à des réflexions sur l’âpreté de l’existence du chirurgien, disant que dix, vingt, cent succès, ne peuvent compenser un échec opératoire, un décès injustifié. D’où son humilité, la patience, la douceur, la sympathie à l’égard de ceux qui souffrent, en un mot la charité qui doit guider nos actes. » (p. 175)
Il entre donc avec ardeur dans cet univers de la médecine, dans laquelle il voit la gloire de la France colonisatrice.
Ses « Longues réflexions sur le triomphe de la médecine en Algérie » ( p. 145-152) témoignent de son amour passionné pour son art, de son dévouement illimité, mais aussi, indissolublement lié, de son sens du bien communautaire et de sa conviction intime de faire partie d’un ensemble vers lequel doivent converger toutes les énergies et dévouements individuels.
Quelques chiffres à la gloire de la France : « En Algérie, l’œuvre médicale a été créée ex nihilo : dépassant à peine deux millions en 1872, le nombre des indigènes a plus que quadruplé en 90 ans de présence française, avec une multiplication croissante. À l’opposé, dit monsieur Goinard, les autochtones des États-Unis, qui dépassaient le million, sont 237 000 en1900. Il ne reste aujourd’hui que 280 000 Indiens au Canada ; seuls persistent 300 000 aborigènes en Australie… » (p. 145)
À lire ses pages sur les tournées dans le bled, s’impose le jugement que l’abbé de Nantes portera en 1962 sur l’Algérie : « Une communauté historique à sauver » :
« Dans les coins les plus reculés du bled, la médecine française était vénérée et admirée. » Comment en aurait-il autrement ? « Les médecins de colonisation ont toujours été les bienvenus en s’approchant, après des heures de déplacement et d’accès malaisé, dans un douar du bout du monde, en Grande Kabylie, dans les Aurès, annoncé par les hurlements des chiens. Les portes s’ouvrent, on se confie, on l’entraîne d’un gourbi à l’autre. On palpe, on pique, on inocule, on incise, on accouche, on distribue des remèdes et tout est objet de remerciements, en pleine confiance, chacun, au regard anxieux, attendant un simple geste de sympathie ou d’amitié. L’épuisement de ces tournées, lors des épidémies, par mauvais temps, pluie et gel ou chaleur insupportable, sur les pistes de montagne ou les steppes, la souffrance devant ces patients confiants, le médecin de colonisation l’assume seul, sans laboratoire ni radio, sans le confrère ami. Parti pour un transport judiciaire à dos de mulet, le voici réclamé par un nomade frappé d’un coup de couteau, une accouchée dystocique et il repart aussitôt. » (p. 149)
Ce sens du service ne le quitte pas, même dans les travaux de recherche qu'il poursuit très activement ; il publie ses découvertes, impose une nouvelle technique opératoire dont son maître lui-même reconnaît la supériorité. Même à ce haut niveau de pratique et de recherche, il s’efforce de ne pas oublier que ses malades ont une âme et une psychologie en plus d’un corps :
« Que reste-t-il aujourd’hui de ce qui a été brisé après tant d’efforts, de sacrifices, d’affections réciproques ? Beaucoup de nostalgies, mais aussi une certitude : dans ce monde nouveau actuel qui engloutit tant de valeurs, à une époque où la médecine est transformée, robotisée, inhumaine, grosse de périls, discutée, ce passé mémorable doit garder vertu de modèle et dans les situations les plus insolites ne pas ébranler ceux qui demeurent fidèles à l’esprit de cet héritage matériellement détourné. » (p. 152)
Voilà qui supprime toute complaisance égocentrique, et pourtant ce n’est pas modestie affectée, car l’homme connaît sa valeur et pourrait signer ce vers de Corneille :
« Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit »
Si bien lancé, il était promis à une belle carrière en hôpital universitaire si l’exode n’était venu briser l’élan. Souvenirs poignants…
Depuis la Toussaint de 1954 jusqu’au 1er juillet 1962, l’auteur revit les étapes tragiques d’une trahison cynique : le fol espoir du 13 mai 1958 transformé en journée de dupes, la fusillade de la rue d’Isly, les honteux accords d’Évian…Les hommes défilent dans sa mémoire, jugés, jaugés, fixés dans leur figure, de traîtres, de lâches, ou de héros. Parmi ces derniers, un soldat passionnément admiré : Roger Degueldre, leur ami, livré et fusillé par de Gaulle.
« Certes, mon grand-père, dont je fus le fils, mon maître Pierre Goinard, dont je fus l’élève chéri, l’abbé de Nantes qui est mon père spirituel, laissent en moi des traces indélébiles, indestructibles. Mais à cet extraordinaire trio, il me faut ajouter le chevalier Degueldre qui a laissé en nous, Charlette et moi, un souvenir, une affection inextinguible. Et son assassinat fut aussi pour nous une certaine mort, qui laissera ses traces jusqu’à notre fin, ici-bas.
« Roger Degueldre avait deux amis que je lui connaissais. Le colonel Hervé de Blignères, chef de groupe d’études tactiques de l’état-major de l’armée, capitaine en Indochine, et qu'il sauva deux fois en 1950 au prix d’une action extraordinaire, perdant son officier et neuf de ses légionnaires sur vingt-quatre, fixant un adversaire dix fois supérieur en nombre, récupérant ses morts et ses blessés, ramassant encore sur le terrain après trois heures de combat son capitaine, avant la conquête de la position Viet-Minh.
« Roger Degueldre demeurera muet au cours de son « procès », mais n’admettra qu’un seul défenseur dans l’armée, Hervé de Blignères, qui écrira le 20 juin 1962 au général d’armée, président le jury militaire de la « Cour de justice » :
« Degueldre, dont les qualités de baroudeur s’étaient affirmées d’une façon éclatante, n’est jamais apparu comme une sorte d’aventurier : bien au contraire, son sens de la discipline la plus stricte et sa conscience professionnelle, le rangeaient dans la catégorie la plus classique et la plus solide de nos cadres. Sa finesse, sa sensibilité et aussi son doigté dans le commandement, l’éloignant de ce type brutal et simpliste qu’une certaine littérature se plaît à trouver sous le képi blanc…La personnalité de Degueldre se caractérise par une volonté de fer et une générosité naturelle au service d’un idéal à la mesure de son équilibre physique et moral et de son culte de l’Honneur… En Indochine, il était le meilleur et de beaucoup, montrant déjà la classe et la maturité qui devaient lui valoir plus tard son galon d’officier dans les unités de parachutistes. »
« En juillet 1964, le colonel de Blignères écrira :
« L’étonnante personnalité de cet officier du 1er REP, la force clairvoyante qui se dégageait de tout son être, sa volonté implacable, la dignité de son silence au prétoire pour couvrir ses hommes, alors que se jouait sa propre vie, son hymne passionné à sa patrie qui le suppliciait, s’inscrivent dans la geste des héros qui ont tant manqué à notre pauvre pays…Que ceux dont les mobiles partisans s’écartent de la ligne droite du légionnaire Degueldre, que ceux-là sachent qu’il n’a jamais été et ne sera jamais des leurs. Si aujourd’hui son âme n’est plus qu’à Dieu, hier, sous l’uniforme, son cœur ne vibrait que pour l’Honneur et la Patrie. » (p. 235-236)
« Quant au second ami de Degueldre, le Capitaine Philippe le Pivain, grand chrétien, fils de l’Amiral le Pivain, il fut assassiné à Maison-Carrée le 7 février 1962 par les Gardes Mobiles »
Pour avoir frôlé l’arrestation pour crime d’OAS, il comprend que la cause est perdue, qu’il faut partir tout de suite, sans attendre le référendum, afin de sauver la famille. Il faut quitter la maison au nom de rêve –le Paradou --, toute nouvellement bâtie, emmener les cinq enfants et le grand-papa invalide, la vieille maman, et se retrouver hébétés, loin d’Alger la Blanche, sur des quais, des ports, dans des logements de fortune successifs, à Aix, puis à Marseille, au milieu de l’hostilité ou de l’indifférence des Français qui ont voté oui avant de partir en vacances—Pas tous.
Les chapitres 10 à 12 ne se résument pas. Ils constituent la honte indélébile de la France et de l’Église. Et laissent les cœurs brisés Citons cette page :
« Charlette et moi avons toujours sur le cœur le poids de la détresse des Algériens sur le sol de France, détresse de trois générations, quinze à vingt-cinq ans, quarante à soixante ans, et au-delà jusqu’à la vieillesse.
« Nous nous remémorons le poids de notre chagrin, de notre anxiété, de notre fureur. Nous affirmions avoir tout perdu dans notre exode, mais notre tristesse dissimulait ce que notre réserve refusait d’avouer : c’était ce continent, cette province française collée à notre peau, qu'on nous avait ravie, cet oasis d’une époque heureuse, souvenir de notre tendre enfance, cette patrie charnelle arrachée à la France, peuplée de notre communauté, de nos amis, de notre famille, que nous ne pourrions plus désormais que rêver et pleurer !
« Nous criions qu’arrachés à notre terre natale, nous étions jetés en exil sur cette terre métropolitaine, que nous avions pourtant aimée avec tant de ferveur, comme des errants, des exclus, des maudits.
« Ce paradis dont on nous a chassés, pleins de souffrance et de colère, dans la foule des bateaux et des avions, nous ne le verrons plus ! Ces ciels lumineux, ces aurores et ces crépuscules, ces odeurs de jasmin et d’orangers, ces parfums de raisins, de figues, de mandarines, dans la tiédeur sensuelle du soir, ces collines alanguies aux arabesques langoureuses ourlées d’une auréole d’or, cette mer éclatante, douce ou turbulente au vent d’ouest, ce printemps ou cette neige de la Kabylie aux harmonies virgiliennes, ces steppes sauvages aux horizons incandescents, ce sable du désert ou de nos oasis, flambant dans la gueule du soleil, ces plaines où le vent pétrit les champs de blé comme des vagues, ces vignobles parant l’automne de leur couleur de pourpre, ces oliveraies secouant leur feuillage sous les rayons éclatants, ces jardins surchargés d’oranges on d’abricots, ces villes parées des vestiges indigènes aux mosaïques bleues, ce village qui nous a vu naître et dont aucun détail ne nous échappe, toutes ces merveilles nous sont à jamais interdites !
« Car notre errance n’est rien, à côté de l’enfer qu’éprouve notre conscience d’une présence interdite, dans un endroit où tout notre environnement quotidien a disparu éternellement, et voilà trente-six ans que nous sommes emportés dans l’interminable malédiction.
« Mais tout l’enfer n’est pas terminé car nous avons le permanent spectacle de l’effondrement dont nous avons été les témoins en Algérie. L’Église a pris contre nous le parti de son propre ennemi. L’armée, sentinelle et dépositaire des vertus patriotiques où l’Algérie a tant donné, n’est plus qu’un corps de fonctionnaires et de policiers sclérosés. L’idéal de solidarité nationale s’est heurté à l’indifférence, voire l’hostilité. Nous revenons tout nus d’Algérie au milieu des décombres où gisent les notions civiques, la morale et l’humanisme, d’où l’on a banni nos certitudes, et souillé à jamais nos souvenirs.
« Mais l’on craint aussi l’éloquence que nous donne le malheur car ils ont osé transformer les victimes en coupables, nouer le malheur en châtiment. On nous a tenus pour suspects là où nous cherchions refuge. Car un criminel peut avoir le recours au remord : mais pour nous, Français d’Afrique, la malédiction est, plus que notre souffrance, cette sensation de monstrueuse, d’obsédante injustice.
« Nous voulions former une authentique communauté dans laquelle Français et Algériens, égaux en droit fonderaient une grande France, sans racisme dénaturant, assumant la pauvreté de la terre africaine, pour continuer, harmonieusement dans la décolonisation l’œuvre bénéfique, irremplaçable de la colonisation civilisatrice, montrer qu’une harmonieuse synthèse est encore et toujours possible sur cette terre où nous avons ébauché cent trente années de vie commune.
« C’était la réconciliation dans le pays, l’aventure du pétrole saharien, la grandeur retrouvée de la France en Europe, l’épilogue de toutes les batailles de la terre d’Afrique. Car partout où nous nous présenterons nous pourrons garder la tête haute devant ceux qui nous ont vaincus. Mais qui nous a vaincus ? De Gaulle et l’Église asservie. » (p. 260-261)
Pourtant il faut vivre et faire vivre la famille : un sixième enfant va naître. L’auteur relate la réinsertion patiente et courageuse, difficile, de 1962 à 1994, date à laquelle il prendra sans regret sa retraite de chirurgien clientéliste, humiliation suprême, faute d’avoir été accepté dans les hôpitaux universitaires de la métropole. Ses réflexions sur l’évolution de la chirurgie et sa propre pratique sont du plus haut intérêt (p. 293-298). « Une grande partie de la chirurgie est une activité simple, avec ces opérations si fréquentes » dont il a réalisé des milliers « souvent seul, avec une rapidité étonnant le personnel infirmier et les médecins, usant des doigts autant que des ciseaux pour la dissection, avec un talent de plasticien ambidextre. Opérer n’est pas bricoler en anatomiste. C’est tout voir, tout deviner, rapidement, sans perte de temps en des dissections infinies, inutiles, car l’acte doit être rapide.
« Mais cette chirurgie comporte aussi des cas difficiles et ce sont eux qui font la gloire intime du chirurgien, exalté par le sauvetage de cas paraissant extrêmement dangereux du point de vue fonctionnel ou vital. Que d’initiatives prises alors, de décisions brutales, d’angoisse et de résultats inespérés, une opération pouvant nous entraîner, nous enivrer, nous exalter. J’ai acquis une telle confiance que je fus bien décidé, ce fut souvent le cas, à ne laisser opérer un seul membre de ma famille par d’autres mains.
« Je ne vous citerai pas ici plusieurs centaines de cas qui ont fait ma réputation, me bornant au souvenir de cinq opérations.
« En 1962, je reçois une jeune fille de dix-huit ans à la clinique Solal : un CRC lui a envoyé une balle de mitraillette, sur le balcon où elle manifestait le soir. La balle est entrée par le vagin, a blessé l’utérus et perforé la vessie, dilacéré l’intestin grêle et éclaté l’anse colique, blessant la terminaison de la veine cave, pour se loger dans le corps de la quatrième vertèbre lombaire. Quel choc et quelle intervention dans ce ventre dilacéré plein d’urines, de matières et de sang ! Je l’ai revue à Marseille en 1967, mariée et avec un enfant, si superbement joyeuse, malgré cette balle toujours enfouie dans L4, mais n’entraînant aucun trouble.
« En 1965, je reçois à Clairval monsieur Bourdon, un jeune violoniste qui vient d’être victime d’un accident d’auto, sur la route de Cassis. Sa main gauche est un lambeau de chair sanglant, disloqué, fracturé de toutes parts, véritable catastrophe pour cet instrumentiste. J’ai passé cinq heures à remettre cette main en état, alors que soixante-quinze minutes me suffisent pour enlever un estomac. J’ai tout disséqué, retrouvé, muscles et tendons, vaisseaux et nerfs, réparé les nombreuses fractures, greffé un peu de peau pour refermer la paroi. Deux ans plus tard monsieur Bourdon a repris son métier de violoniste, un peu gêné par son majeur raccourci pour écraser sa corde (…)
« Je ne cesserai pas, tant d’exemples innombrables revenant en mémoire , de vous décrire ces cas où, par décision solitaire, au prix de craintes et d’exaltations extraordinaires, le chirurgien a l’impression de maîtriser un peu la vie, de s’attacher définitivement le cœur de ces patients frappés par l’infection, l’hémorragie, l’occlusion, le cancer et si proches de l’issue fatale lors de l’opération.
« Le patient qui se confie à nous en consultation, au cours d’une véritable confession, qui sollicite votre aide, est en droit d’attendre de notre part une responsabilité totale, un diagnostic et un traitement global. Au surplus, ce patient, une fois admis dans le service de soins, voit sa détresse morale aggravée par son dépaysement dans une chambre triste, sévère, souvent déjà en partie occupée (…) Et que dire du patient soumis aux soins intensifs post-opératoires, où ne compte que la qualité professionnelle de l’infirmier spécialisé, ses gestes incompréhensibles et comme stéréotypés, sans aucune compréhension psychologique du sujet souffrant dans l’immobilité douloureuse de son alitement, tout hérissé de tuyaux et d’appareils automatiques de mesure ? (p. 297-299)
Douloureusement, sa carrière, sa famille, subirent les cent contrecoups de l’exode…Pourtant, aucune révolte, aucune aigreur. Au contraire, une sérénité supérieure de l’âme enveloppant tout l’être, et qui vient de la rencontre, décisive en son ordre, de l’abbé de Nantes connu chez des amis « Algérie française ». L’auteur est conscient du miracle de cette paix intérieure après les cris de détresse et le désespoir rampant :
« Alors, me direz-vous, où en est votre catholicisme ? Il n’a jamais été aussi puissant que depuis qu’avec Charlette je connais, je vénère, j’aime l’abbé Georges de Nantes et notre Contre-Réforme Catholique. Notre épouvantable épreuve a eu pour résultat non un indicible et perpétuel désespoir, mais tout au contraire, par notre rencontre recherchée et providentielle, nous avons, Charlette et moi sauvé notre âme. J’espère que nous vous paraissons cependant des êtres normaux ?
« Nous avons pénétré dans l’inénarrable plénitude de l’approfondissement de la foi et d’un jugement sûr. Nous avons sauvegardé le principe même de notre vie et nous en sommes infiniment heureux. Nous sommes revenus d’Algérie, le cœur brisé. Il est maintenant totalement apaisé.
« Cependant que notre souvenir subsiste intact, car il a été une condition de notre survie. » (p. 263-264)
Dieu les prévenait de sa miséricorde en mettant sur leur chemin de croix ce prêtre chassé de ses paroisses pour crime d’Algérie française, qui, au surplus, leur expliquait toute la crise religieuse et politique dont l’abandon de l’Algérie n’était qu’un épisode tragique. Il leur imprimait l’espérance surnaturelle dont leur âme avait besoin. Le drame devint épreuve fécondante pour laquelle et dans laquelle ils avaient reçu un maître, mieux : un Père auquel ils se donnèrent totalement et sans retour.
Dès le prologue, l’auteur situe l’importance de de cette filiation spirituelle : c’est par rapport à elle, vue comme un accomplissement, que tous les autres évènements s’ordonnèrent : « Cet exode a aussi été la source de l’approfondissement de la foi religieuse, par la découverte d’un véritable maître catholique, devenant le principe d’une foi profonde, difficile souvent dans l’atmosphère religieuse d’aujourd’hui. » (p. 5)
Entrant à la CRC, lui et elle vont y trouver un champ large à leur dévouement, éviter ainsi les pièges des associations de rapatriés. Ils conservent leur lucidité sur les évènements et développeront leur vie mystique, source de leur bonheur.
L’auteur peut conclure : « Mon âme si perturbée de chirurgien exilé en 1962 est aujourd’hui en paix, grâce à la foi profonde instaurée par l’abbé Georges de Nantes. Mais le souvenir est intact (…). Sans la croix, sans la charité de la conversion, l’implantation française dans ce pays, si affreux à notre arrivée, si beau à notre départ, ne pouvait perdurer. L’Église n’a pas pu jouer son rôle, car soumise à un État laïc. Le Père de Foucauld l’avait si bien compris et nous avait prévenus, clamant en 1912 que, sans la conversion des musulmans, nous serions chassés par eux dans les cinquante années à venir. » (p. 330)
Peut-on désirer plus beau et plus fort témoignage ?